Alexis de Tocqueville (1805-1859)

Egalisation des conditions et démocratie 

Juge, député libéral, ministre des Affaires étrangères
« De la démocratie en Amérique » en 1835 après un voyage aux Etats-Unis
« L’Ancien Régime et la Révolution » 1856

1 La société démocratique

11 Démocratie et égalisation des conditions

Pour Tocqueville, la démocratie est l’égalisation des conditions : égalité de droit, des chances, de fait. Au contraire la société aristocratique est inégalitaire : l’appartenance à un ordre (noblesse…) entraîne des privilèges (inégalité de droit), les activités sociales, subordonnées à l’appartenance à un ordre, présentent un caractère héréditaire (inégalité des chances), il existe de très fortes inégalités de fortune (inégalité de fait).
L’effet de la démocratie en termes de composition sociale est la moyennisation de la société : expansion de la classe moyenne en raison de l’uniformisation des niveaux et des modes de vie.

12 Démocratie sociale et politique

Selon la définition politique traditionnelle de la démocratie, il s’agit d’un régime politique garantissant les droits et libertés du citoyen (liberté d’expression, droit d’association), la séparation des pouvoirs (législatif, judiciaire, exécutif) le pluralisme (plusieurs partis politiques sont en concurrence pour l’exercice du pouvoir).
Pour Tocqueville, la démocratie est davantage un état de la société qu’un régime politique.
Il s’agit d’une conception sociétale de la démocratie.
Ces deux conceptions sont néanmoins liées car le gouvernement du peuple par le peuple suppose l’égalité des citoyens.

2 Les dérives de la démocratie

21 Démocratie et matérialisme

L’égalisation des conditions conduit au matérialisme car elle amène chaque homme à rechercher la réussite matérielle. Ce phénomène est source de frustration car l’abondance et la prospérité poussent les individus à considérer davantage ce qui leur manque que ce qu’ils possèdent. Plus la société s’enrichit, plus les individus se sentent pauvres.
En effet, nos sociétés sont agitées par une insatisfaction permanente. L’analyse tocquevilienne préfigure la théorie de la frustration relative : corrélation positive entre niveaux d’instruction et chances objectives de promotion, corrélation négative entre niveaux d’instruction et opinions à l’égard des chances de promotion.

22 Démocratie et individualisme

L’individualisme tocquevillien consiste à se désintéresser de la sphère publique pour se replier sur la sphère privée.
En revanche, la société aristocratique, fondée sur l’inégalité des individus, entraîne l’existence de droit et de devoirs particuliers à chacun, ce qui crée un lien social entre les individus et empêche l’individualisme. Exemple : le seigneur devait protéger ses paysans
La démocratie permet à chacun de se désintéresser de la société et de s’abandonner à l’individualisme, dans la mesure ou le lien social n’a plus un caractère obligatoire comme dans les sociétés aristocratiques.

23 Démocratie et liberté

Les deux versants de l’égalité soulignés par Tocqueville sont l’aspiration à la grandeur ou émulation qui s’oppose au nivellement par le bas. Ce dernier implique de limiter les possibilités des individus les plus aptes ce qui n’est possible qu’en restreignant leur liberté. Exemple : collectivisation des moyens de production empêchant la libre entreprise.
L’Etat despotique est la forme dégénérée de l’Etat démocratique : les citoyens lui ont confié la recherche de leur bien-être, ce qu’il réalise en intervenant de plus en plus dans leurs affaires privées c’est à dire en restreignant abusivement leur liberté. Les membres d’une société démocratique sont enclins à accepter le despotisme car les individus se retrouvent isolés et impuissants face au pouvoir du gouvernement qu’ils ont légitimé par les procédures démocratiques. L’Etat providence illustre la dérive despotique des gouvernements démocratiques : Sécurité sociale obligatoire, obligation scolaire, impôts et taxes, port de la ceinture obligatoire, radar automatique.
Dans une démocratie, les lois sont établies selon le principe majoritaire. Ainsi la majorité risque-t-elle d’être tyrannique, c’est à dire d’imposer des lois injustes, conformes à ses intérêts, à telle ou telle minorité. Tocqueville oppose l’exigence de justice à la tyrannie de la majorité. Ainsi une loi démocratiquement votée n’est-elle pas nécessairement juste mais peut être le reflet des intérêts des plus nombreux. Exemples récents de la tyrannie de la majorité : port du voile, mariages homosexuels restent interdits.

3 Prolongements actuels

31 Le repli sur la sphère privée

Le Nimby est une forme d’action collective locale visant à repousser les externalités négatives sur le reste de la collectivité : rejet d’un aéroport. Il renvoie à l’individualisme tocquevillien, caractérisé par le désintérêt de la sphère publique au profit de la sphère privée. Certains politiques réagissent par le clientélisme électoral, CAD la promotion des intérêts catégoriels au détriment de l’intérêt général.

32 La montée de l’abstentionnisme

L’abstentionnisme en France touche désormais presque la moitié des électeurs. Il illustre la progression de l’individualisme démocratique pressentie par Tocqueville.
Le « cens caché » est une expression de D. Gaxie utilisée par référence au suffrage censitaire, lequel s’oppose au suffrage universel. Autrement dit, l’électorat n’est plus représentatif de la population. Les catégories les plus touchées par l’abstentionnisme sont les jeunes, les femmes, les défavorisés, les moins diplômés
Les résultats des consultations électorales sont faussés car l’abstentionnisme n’est pas uniformément reparti suivant les différentes variables sociales En découle une crise de légitimité des institutions démocratiques. Exemple : les intérêts des chômeurs ne sont pas prioritaires.

33 La professionnalisation de la représentation politique

La démocratie représentative est le fait que les représentants agissent au nom de ceux qui les ont mandatés pour les défendre. Ils exercent un mandat représentatif et non impératif. Le système représentatif moderne se caractérise par une assemblée législative élue.
La professionnalisation de la représentation politique est le fait que les activités politiques soient exercées par des professionnels qui en font leur activité principale. Elle se justifie par la nécessité de compétences particulières dans le cadre de la DST entre gouvernants et gouvernés. Exemple : connaissance du Droit.
Ce phénomène illustre le risque de despotisme ; les élus peuvent s’arroger le droit de juger de l’intérêt de leurs mandants.
Par ailleurs, il illustre également le risque de désintérêt de la sphère publique de la part d’électeurs frustres par l’action de leurs représentants ou découragés par leur propre incompétence
Il peut en résulter l’abstentionnisme des catégories les plus défavorisées, ou au contraire le vote sanction des catégories les plus instruites qui remettent en cause la légitimité de l’action des hommes politiques.

34 L’importance de l’opinion publique

La « démocratie d’opinion » est le développement de l’importance de l’opinion publique dans la prise de décision politique. Exemple : rôle des sondages. Ce phénomène renvoie à la tyrannie de la majorité.
Selon P. Bourdieu, l’opinion publique n’existe pas. Elle serait fabriquée par les média dans la mesure où ils choisissent les questions qu’ils soulèvent, ce qui entraîne le risque de manipulation ou de battage médiatique. Exemple : l’insécurité.
Cette « démocratie du public » n’est pas sans risques : le débat politique est lié à l’actualité et devient volatil. Il est davantage le reflet des préoccupations de l’élite intellectuelle que celle des citoyens ordinaires. Exemple : mariage des homosexuels.